Haïti fut la première « République Noire », appelée ainsi car elle fut le 1er des états coloniaux à s’être libéré de la domination française à la fin du 18ème siècle et à obtenir son indépendance en 1804. Ce petit pays caribéen, prospère au sein de l’empire colonial de la France, a dû payer un très lourd tribut à son ancienne puissance coloniale (une année de budget) pour « acheter » son indépendance et ne pas être mis au ban des nations. Le pays ne s’en est jamais relevé. Depuis des décennies, Haïti apparaît sous les traits d’un pays aux abois en proie à une violence multiforme.
Depuis le mois de mars 2024, Haïti est gouvernée par un Conseil Présidentiel de Transition, nommé mais non élu par le peuple. Ses ports et ses aéroports fonctionnent de manière très aléatoire. Le pays vit au ralenti. L’ex-premier ministre très controversé, Ariel Henry, avait été poussé à la démission sous la pression du peuple, mais également des gangs mafieux qui ont, depuis cette démission, pris le contrôle de près de 80 % du territoire.
Rappelons que le dernier Président élu, Jovenel Moïse, a été assassiné le 7 juillet 2021 dans des conditions troubles. Mis à part quelques complices de seconde main, les principaux commanditaires du crime n’ont jamais été interpellés. Depuis, les bandes armées font régner la terreur et plus de 350 000 personnes ont dû fuir le pays en quête d’un abri plus sûr.
Comment en est-on arrivé là ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur une triple faillite de l’État haïtien.
Une faillite écologique
Le pays est soumis aux risques sismiques et climatiques : des cyclones de plus en plus violents, les séismes importants, peuvent se produire à tout moment, comme ceux de janvier 2010 et août 2021. Cela renforce, au sein de la population, un sentiment de vulnérabilité systémique.
Lorsque les Français ont débarqué au XVe siècle, la forêt recouvrait 30 % du territoire ; aujourd’hui, elle n’en occupe plus que 3 %, selon les données du GFW (Global Forest Watch).
Le milieu naturel a donc été soumis à rude épreuve. La déforestation a mis à nu des versants montagneux dont la terre arable a été entraînée vers la mer par les pluies diluviennes. Les sols sont devenus pauvres, dégradés, et les rendements agricoles très faibles.
La situation du milieu marin est désastreuse. Le réchauffement climatique global et la montée des eaux menacent les littoraux. Les coraux blanchissent et la mangrove est exploitée pour faire du charbon de bois. Les frayères des espèces marines sont menacées d’ensevelissement sous une chape d’alluvions récents.
Une faillite économique
La sécurité alimentaire de la population demeure très précaire. Avec le blocage des routes par les gangs, l’UNICEF alerte sur le risque de famine qui concerne plus de 2 millions de personnes, en majorité des femmes et des enfants. Le chômage touche également plus de 60 % de la population active.
Après l’indépendance, les anciens esclaves voulaient sortir de l’aliénation économique. Leur premier souci était d’assurer leur autosubsistance sans rapport de dépendance à l’égard de l’État. Mais le Code Rural de Toussaint Louverture n’a pas répondu à leurs espoirs, se contentant de remplacer le mot « esclaves » par celui de « cultivateurs » dans les grands domaines.
Les Blancs restés sur place après la proclamation de l’indépendance en janvier 1804 furent en grande partie massacrés sur ordre de Jean-Jacques Dessalines – père de l’indépendance haïtienne proclamé Empereur d’Haïti, à l’exception des Polonais qui avaient pris parti pour l’armée des insurgés contre l’expédition coloniale chargée, 2 ans avant l’indépendance, de rétablir l’esclavage dans l’île. Pour rappel, l’esclavage avait été aboli en 1791, par des décrets post révolution française.
Dès lors, les grandes plantations perdent peu à peu leur capacité de production par manque de personnel et à cause de la fuite de la main-d’œuvre vers les mornes (montagnes). L’agriculture de plantation, qui avait fait d’Haïti « la Perle des Antilles », laisse peu à peu la place à une économie paysanne de petits cultivateurs indépendants pratiquant une poly-activité plus adaptée à leur souci d’autonomie personnelle qu’à l’intérêt général. Ainsi se met en place « le lakou », un habitat rural précaire, bâti sur les ruines des plantations.
Il s’ensuit une fragmentation extrême des terres au fur et à mesure de la croissance de la population : 400 000 habitants en 1804, plus de 11 millions en 2024.
Quelques chiffres (UNICEF) rendent compte de la situation difficile de la population. Avec une moyenne de 441 hab. / km2 et une grande concentration humaine dans les plaines, peu étendues, la densité est très forte sur certaines portions du territoire. La capitale, Port-au-Prince, regroupe 3,3 millions des 11 millions d’habitants du pays.
Environ 30 % des Haïtiens vivent sous le seuil de pauvreté (fixé à 1,80 €/jour), ce qui explique la faiblesse de l’espérance de vie (63 ans, alors qu’elle est de 83 ans à Cuba, pays voisin, par exemple).
Aujourd’hui la société haïtienne est l’une des plus inégalitaires de l’espace américain : 20 % de la population concentrent 64 % des richesses alors que 20 % des plus pauvres n’en possèdent que 1 %.
Une faillite politique
Après avoir subi de 1957 à 1986 la dictature dynastique des Duvalier (François et Jean-Claude) protégés par les « Tontons Macoutes », milice à la sinistre réputation, le pays est entré dans une spirale de violence où la répression des mouvements sociaux par des régimes brutaux et les exactions sont commis par des gangs, milices et autres bandits de tous ordres.
Au milieu des années 1990, l’abolition de l’armée par le président Jean-Bertrand Aristide, comme remède à la récurrence des coups d’État militaires, se révèle être un mauvais calcul. La perte du monopole de l’ordre public laisse l’État central à la merci des groupes armés recrutés illégalement par des hommes d’affaires et des politiciens véreux pour défendre leurs propres intérêts.
Les gangs armés prennent le contrôle d’une grande partie du territoire et des principaux axes de circulation avec comme principal enjeu le contrôle du trafic de drogue entre les pays andins et la Floride. L’argent de la drogue a gangréné la société haïtienne et corrompu les cadres dirigeants de l’État.
Au début des années 2000, les groupes mafieux ont fait dérailler le train de la démocratie.
Les casques bleus de l’ONU ont alors été déployés dans le pays de 2004 à 2017, avec pour mission la stabilisation de la situation. À la fin de la mission, et après le départ des soldats des Nations Unies, les gangs ont repris leurs activités et défient depuis ouvertement l’État en s’appropriant des secteurs entiers, notamment de la capitale. Devenus des territoires perdus de la Loi, les accès à ces secteurs sont barrés par des portails en fer et des murs érigés par les gangsters.
Selon l’ONU, les gangs occupent aujourd’hui la quasi-totalité de la capitale. Ils rançonnent la population et terrorisent les faubourgs. Plus de 5 000 morts ont été enregistrés depuis janvier 2023, et plus de 25 000 personnes ont été enlevées contre rançon.
L’émigration apparaît désormais comme l’unique recours. En 2023, selon l’Organisation Internationale des Migrations, les principaux pays de destination sont les États-Unis (700 000 personnes), la République Dominicaine (500 000 personnes), le Chili (230 000 personnes), le Canada (100 000 personnes) et la France (90 000 personnes).
Avec un effectif recensé d’environ 3 millions de personnes installées aux États-Unis, au Canada, en République Dominicaine et en France, la diaspora transfère chaque année l’équivalent de 3 milliards de dollars dans le pays d’origine : les Haïtiens de l’extérieur font vivre ceux de l’intérieur. Le revers de la médaille, c’est un tarissement des ressources humaines : 85 % des personnes titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à un master sont à l’étranger, d’où un appauvrissement intellectuel du pays.
Aujourd’hui, une seule loi : celle du plus fort
Le 2 octobre dernier, le Conseil de Sécurité de l’ONU a mandaté le Kenya pour une mission financée non pas par l’ONU mais par des contributeurs volontaires, essentiellement les États-Unis. Le Kenya a depuis envoyé 400 policiers pour lutter contre les gangs, ce qui semble bien peu vu l’ampleur de la tâche. Le président kenyan, William Ruto, s’est dit prêt à renforcer ce contingent pour atteindre les 1000 effectifs initialement prévus.
Mais pour l’heure, les paroles ne sont pas suivies d’effets et les 400 soldats kenyans présents n’ont pu intervenir que sur des points stratégiques de la capitale, Port au Prince, comme le port ou l’aéroport. Sans résultats probants.
Aujourd’hui, malgré la nomination d’un Conseil Présidentiel de Transition, Haïti reste un terrain miné où personne n’a envie de s’engager, parmi les partenaires occidentaux traditionnels : Europe, Etats-Unis, Canada, Suisse…
Un immense sentiment de solitude taraude les Haïtiens et leur enlève tout espoir de solution vers un avenir meilleur. « C’est ce qui arrive souvent lorsqu’on a foulé aux pieds les principes de liberté, d’égalité et de solidarité pour ne laisser place qu’à la loi du plus fort », déclarait récemment Adeline Hazan, Présidente de l’UNICEF, pointant le silence des pays développés.
La faillite d’un État ouvre la voie à la loi de la jungle, à la raison du plus fort. Et les plus forts, en Haïti, pour le moment, ce sont les groupes mafieux et les bandits qui les approvisionnent en armes et en munitions, sous le nez des « grandes démocraties », qui semblent garder les yeux fermés sur ce traffic.
Un jeune doctorant haïtien, expatrié en France, rencontré récemment, me confiait : « Tu sais, tout le monde s’en fout de nous. Haïti ne possède aucune ressource minière, aucune ressource pétrolière à exploiter… En plus on n’a même plus d’infrastructures touristiques… Haïti est devenu un pays de zombies qui n’intéresse personne »
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